par caro » Sam 4 Déc 2010 17:19
Le pouvoir de la langue et la liberté de l'esprit
Essai sur la résistance au langage totalitaire.
Jacques DEWITTE.
Non, ne fuyez pas, je sais j'attaque fort. Bon, moi les mots me fascinent. Ils ne disent jamais tout, passent toujours à côté de ce qu'on voudrait leur faire dire...au point que parfois on peut se demander s'ils nous servent à décrire une réalité ou à la créer...la réponse est sûrement entre les deux. quand on utilise les mots on décrit une réalité et en même temps on la transforme, voire on la crée.
Dewitte s'attaque spécialement aux langues totalitaires en étudiant leur emprise sur l'esprit et la sensibilité des hommes. Il essaye de voir comment c'est la langue qui impose une vision des choses et non les choses qui sont simplement décrites par cette langue. On utilise toujours à note insu des mots, formules, expressions, qui traduisent une vision du monde qu'on a intégré volontairement ou non. Dewitte essaye ensuite de montrer comment résister à l'emprise de cette langue qui peut à un certain moment déshumaniser celui qui l'emploie mais aussi ce qui est "décrit", comment elle biaise la réalité et comment lorsque le sens des mots est dévoyé, l'homme peut en pâtir.
Dans cet essai il étudie ces questions et ces mécanismes à travers Orwell, Victor Klemperer, Dolf Sternberger et Aleksander Wat.
"En effet, quand la langue s'avachit et quand les clichés se mettent à penser à notre place, c'est aussi notre capacité à discerner et à éprouver qui s'étiole. Pauvreté langagière et pauvreté spirituelle vont de pair."
Il montre que la manipulation et la distorsion des mots sont des aspects essentiels de la domination totalitaire. Il évite aussi les raccourcis entre régimes totalitaires et notre régime à nous ici en France en ce moment, en se gardant bien de le décrire comme totalitaire...mais tout en nuances. Car en effet, si nous ne sommes pas dans un régime totalitaire, peut-être sommes-nous dans un mouvement totalitaire, en marche vers...ou peut-être pas...mais il montre que certains signes sont inquiétants en ce qui concerne le vocabulaire employé et son évolution. Au lecteur de se faire son opinion. En tout cas, la question reste ouverte. Et je vous la pose d'ailleurs, si vous avez le courage de répondre...
Donc, l'emprise d'un régime politique s'exerce par la langue. Et ce livre explique ce qui se joue quand on parle, ce qui se joue au coeur du langage, aide à réfléchir au langage lui-même.
Première chose: "celui qui parle ou écrit se trouve plus ou moins dans la situation de l'apprenti sorcier qui, par une formule magique, met en branle un processus qui lui échappe."
Le langage a le pouvoir de créer, un pouvoir d'être et de néant, comme si ce qui était écarté du langage n'existait tout simplement pas. Or, est-ce vraiment le cas ? C'est là que l'appauvrissement de la langue et les clichés et stéréotypes ou tout autre "prêt à penser" montrent leur dangerosité en écartant de la sphère du réel ce qui n'est pas parlé...
Par exemple, les jeunes délinquants traités de "voyous", les "racailles", etc., ces termes font disparaître de la sphère du réel tout un pan de la réalité globale de ce que sont ces jeunes, en les stigmatisant et en les réduisant -et donc par là en réduisant la réalité- à un jugement qui s'insinue peu à peu dans tous les discours (en tout cas politiques) sur les jeunes. avant par exemple pour parler de ces jeunes "voyous", on parlait de "mineurs en danger". Aujourd'hui il y a un retournement de sens: c'est d'abord le jeune qui met en péril le reste de la société, donc il ne faut plus éduquer ou être dans la prévention, mais redresser, dresser, s'en protéger. C'est un exemple de ce qui peut se jouer selon les mots que l'on emploie, et ce qui est engagé ensuite en terme de représentations et donc d'action.
Souvent, on oppose le parler à l'agir, alors que les deux sont étroitement intriqués. Avant de changer les comportements, il faut changer les représentations, le discours.
Ou autre exemple, lorsque l'on parle toxicomanie, souvent le sens donné aux mots va faire qu'on les considèrera comme délinquants, ou personnes à soigner. J'ai un exemple récent: on parlait de créer des "salles de shoot" en France et ça a engendré une levée de bouclier des auto-proclamés détenteurs de la morale qui pensaient que ce serait la porte ouvertes à toutes les dérives...
Je suis tombée sur cette phrase de Xavier Bertrand qui pour moi voulait tout dire :
"L'objectif qu'on doit poursuivre, c'est de casser la dépendance à la drogue et pas, d'une certaine façon, d'accompagner la dépendance",
Remplaçons grâce à notre esprit mal placé (?) le terme de dépendance par celui d'usager, et à mon avis on a le sens de ce que voulait dire ce monsieur en premier lieu...
Bon là, c'est moi qui délirais.
Dans le livre, on parcourt donc les idées d'Orwell et de sa novlangue, son effroi devant les vérités objectives, les faits, qui disparaissent car soit on n'en parle pas, soit on manipule le sens. Cf en temps de guerre.
Orwell parlait à propos de la novlangue d'un vocabulaire qui se technicise et déshumanise. Aujourd'hui par exemple, le langage économique se propage dans toutes les sphères, y compris celle du travail social où on voit apparaître les termes de "gestion", de "qualité", d'efficacité, de performances, de résultats,etc. Là où c'est difficile, c'est que personne ne peut être contre la qualité, la démarche qualité. Car le terme est bien choisi pour ça. Qui peut y être opposé ? Seulement il faut chercher derrière le sens qui y est mis et qui est en fait à mille lieu de la qualité, qui vise plus l'étalonnage, la normalisation, etc.
C'est encore moi qui délirais là.
Orwell parle aussi de certains mots dans la "novlangue" qui sont purement et simplement effacés :la liberté, le bien, etc. Aujourd'hui, c'est vrai regardez, on emploie des termes comme "collaborateurs" alors qu'avant c'était "collègues", on ne parle plus de classe ouvrière, on n'emploie plus le terme camarades. Tous ce verbiage un peu inquiétant pour le pouvoir...
Ensuite, dans le livre il y a aussi une étude du langage nazi et du langage communiste et de leurs mécanismes d'appauvrissement de la langue ET de l'esprit. Des pans de réels sont simplement éjectés et rendent impossible leur verbalisation. tout comme leur non verbalisation rend difficile leur observation...
"Arbeit macht Frei " ?
Je ne peux pour ma part, comme vous avez vu, m'empêcher de faire des parallèles avec ce qui se passe aujourd'hui, sans non plus pousser le bouchon trop loin, mais en soutenant que le mécanisme est le même, surtout dans le langage politique la langue de bois bien sûr, mais aussi le fait que le sens des mots est dévoyé sans arrêt au point qu'on ne puisse qu'être d'accord si on n'y prend pas garde.
"Croissance négative".......
Un langage technique comme preuve de sérieux, un langage "hygiéniste", un langage vide de sens, visant surtout à créer des représentations chez les gens et à influencer leur manière de percevoir la réalité, la rhétorique guerrière quand on parle économie (Dejours en parle bien dans Souffrance en France), le terme même de réforme, les "assistés", développement, égalité des chances, tout le langage gestionnaire.
Bon j'arrête là pour l'instant mon premier pavé relou, il y aurait trop de choses à dire.
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caro le Sam 4 Déc 2010 19:49, édité 1 fois.
"Former les hommes, ce n’est pas remplir un vase, c’est allumer un feu." Aristophane.