par Yoan » Mar 28 Fév 2012 01:18
Trollou m'a adressé un ironique "bravo pour le raisonnement" en faisant un rapprochement relativement clair entre son "Les gens n'achètent plus rien", et le téléchargement. Or, non, il n'a pas raison. Et puisque tu voulais t'émanciper des clichés, il me semble quand même que quand on déballe un pseudo-argument aussi faible, on a le droit de s'entendre dire deux ou trois trucs.
Donc, je remettrai ça en précisant d'une part que les (très) gros vendeurs existent toujours, et d'autre part que quand il n'était permis à personne de télécharger, les "petits" groupes dont tu parles étaient encore plus confidentiels qu'aujourd'hui. Une phrase que j'ai retenue dans ton argumentaire concerne le "manquement à l'information". Et ça en effet, c'est une tare médiatique grave. Une tare qui date méchamment. C'est le défaut originel, celui-là même que Victor Hugo conspuait lorsqu'il disait, déjà en 1878 : "Le livre, comme livre, appartient à l’auteur, mais comme pensée, il appartient — le mot n’est pas trop vaste — au genre humain. Toutes les intelligences y ont droit. Si l’un des deux droits, le droit de l’écrivain et le droit de l’esprit humain, devait être sacrifié, ce serait, certes, le droit de l’écrivain, car l’intérêt public est notre préoccupation unique, et tous, je le déclare, doivent passer avant nous." Ça marche tout autant avec le disque, et ça dit tout : l'absolue priorité, c'est le libre accès à la culture. Pas une culture dévoyée façon "confiture pour les cochons", au sein de laquelle on massacre l'essentiel : le sens de l’œuvre. Je veux une culture accessible et qui a du sens. Et voir fleurir des Ipods surchargés d'albums indistingués qui tournent en shuffle, je trouve que ça donne déjà un indice des modes de consommation bourrins au sein desquels l'unicité de l’œuvre est évidemment mise à mal. D'abord on empile, ensuite, éventuellement, on écoute. Je connais pas mal de gens qui n'ont effectivement jamais écouté certains des albums qu'ils ont "stockés" en entier ou dans l'ordre. Comme si le disque n’avait pas été pensé artistiquement pour avoir un début et une fin. Et à ce niveau, je trouve que la dématérialisation, c'est aussi le désenchantement. Je l'ai déjà dit, et je le répète.
Alors chacun va se justifier de ses pratiques, en disant "Non, moi je fais comme ça, pas de problèmes", mais globalement, je trouve qu'on décontextualise de plus en plus, qu'on dilue des fichiers dans un réceptacle à MP3. On est en passe de faire la même chose avec le livre, et ça m’enthousiasme autant que l’idée de me lever assez tôt chaque dimanche pour mater Téléfoot.
Après, ça aussi je le répète, je suis un amoureux de l’objet. J’en suis à décorer mes murs avec mes CD et vinyles. Et si je télécharge, c’est surtout pour choper des raretés que jadis, quand j’avais 13 ans, j’essayais de glaner dans des boutiques spécialisées Bootlegs, B-sides, raretés, et autres lives pirates. Dans l’idée, dégager Megaupload et tous ses équivalents, ça me priverait donc surtout de mes quelques centaines de lives au son plus ou moins audible, qui sont avant tout des trophées de fans, et qui n’emmerdent personne. Mais qu’en marge de ça on essaie de réguler les modes de distribution, notamment pour donner du sens à ce qu’on choisit de "posséder", ça me semble effectivement essentiel. Pendant longtemps, j’ai justifié le téléchargement illégal et gratuit par le fait que les médias jouaient très mal leur rôle de diffuseur. L’écrasante majorité des artistes dont j’achète les disques aujourd’hui, je les ai connus via le téléchargement, ou via des circuits de partage illégaux. Mais si Spotify, Deezer ou Grooveshark deviennent des vitrines complètes d’une offre musicale enfin décemment représentée, il faudra reconsidérer cet argument. M’est avis qu’on n’en est pas encore tout à fait là, mais à terme, j’imagine bien en effet d’un côté des super plates-formes de lecture, et de l’autre des "objets" auxquels il faudra donner une plus-value. Quitte à se faire une raison et se dire qu’on en vendra moins de toute façon. Parce que j’imagine que tout le monde n’est pas comme moi, à se montrer incapable de ressortir d’une FNAC sans 3 ou 4 disques sous le bras.
Tout ceci étant dit, je reste persuadé que Hadopi est une injure au concept même de culture. C'est une loi à la con pour protéger une structure marchande et une logique capitalistique rétrograde. Ça n'a pas de réel fondement philosophique, et ça relève selon moi d'un défaut de penser rédhibitoire : un bien culturel n'est pas un produit de consommation comme un autre, et parce que les médias n'ont pendant des décennies daigné ne diffuser que 0,001% de la vitrine musicale globale, ils ont mérité de voir le téléchargement exploser, non pas tant parce que c'était gratuit, mais parce que ça ouvrait des portes nouvelles. Entendre Messier ou Pascal Nègre fustiger Kazaa et les premières plate-formes de DL, en y allant du couplet "Voyez ce que vous faîtes, vous tuez les petits artistes", alors qu'ils n'en ont jamais rien eu à foutre, et qu'ils se seraient bien contentés de matraquer en toute quiétude leur petite quinzaine d'artistes consensuels et/ou ou jetables pour vendre des albums comme des yaourts, c'est au-dessus de ce que je peux me résoudre à entendre. Quand Barbelivien - pro Hadopi jusqu'au dernier centime - compte ses sous en se montrant incapable de penser au-delà d'un "le téléchargement m'a tué", je me dis que la culture, c'est le cadet de ses soucis. Ces gens là ne veulent pas que le spectre musical s'agrandisse, ils ne veulent pas d'un choix plus grand. La sélection formatée en rotation lourde au sein des grands médias leur apportait la plus totale satisfaction, du moment qu'ils en étaient. Alors putain, le truc du "Le téléchargement tue la diversité musicale", pas avec moi, ça va me rendre irritable. Je serai prêt à rediscuter d'un nouveau modèle sensé le jour où l'industrie du disque sera capable d'avoir un autre idéal que celui qui veut porter aux nues médiatiques une minorité matraquée, pour l'écouler à quelques millions. Mais la vérité, c'est que les moteurs de cette industrie - les majors en tête - ne veulent pas revoir leur copie, et refusent d'imaginer un progrès éthique à l'égard d'un art. Ce n'est pas un cliché que d'affirmer que pour eux, le progrès ça rime avec rentabilité. Ils s'en défendraient en parlant de retour sur investissement, parce qu'ils sont pris dans une logique qui les empêche d'imaginer les choses autrement.
"Un album qui ne se vend pas au moins à 100 000 exemplaires, personne n'en veut" (Pascal Nègre).
Rappelez-moi, un disque Indé' en France, ça s'écoule à combien ?
Ce n'est pas aimer la musique que de raisonner comme ça, et ce n'est pas œuvrer pour la culture. D'ailleurs, pour répondre à une partie de ton post, je pense malheureusement qu'il fut un temps, on pouvait plus facilement se permettre de vendre peu. Maintenant, tu marches ou tu dégages. D'ailleurs, si X Files était sortie dans les années 2000, au vu de la concurrence dans le domaine des séries, elle aurait été dégagée avant de devenir révolutionnaire. On vit une époque formidable, mais qui ne manque pas d'aberrations.