par Night » Mar 3 Fév 2015 16:18
Classique et moderne, hardcore et assisté, prévisible mais surprenant, Bravely Default ne cesse de conjuguer tout et son contraire. Ses mécaniques sont aussi géniales que perfectibles, son scénario aussi rasoir que passionnant, et même son titre est un oxymore. Autrement dit, Bravely Default, c’est un peu le chat de Schrödinger du J-RPG. Il est bon ET mauvais. Ne pas me contredire tout seul au cours de cette review promet donc d’être un sacré défi. Je vais néanmoins faire de mon mieux pour rester clair dans mes propos. Et, promis, ce sera sans spoil.
Le réveil du héros, l’amnésique de service, les 4 cristaux sacrés, la petite fée de compagnie, le pendentif magique, l’aéronef, les personnages chibi à la boîte crânienne disproportionnée, les combats au tour par tour, le palette swap, et bien sûr le système de jobs. Tout y est. Et bordel, ça fait du bien de retrouver les standards des J-RPG d’antan ! A une heure où les Final Fantasy deviennent des Final Science Fiction, où l’esthétique est contrainte par le dictat du réalisme, et où le script et l’assistanat empiètent sur la liberté du joueur, je ne peux que saluer le courage de Square Enix pour avoir osé revenir ainsi aux fondamentaux. Les nostalgiques pour qui « c’était mieux avant » apprécieront sans doute eux aussi. Quoique… Tout bien réfléchi, les plus puristes d’entre eux n’excuseront probablement pas l’absence totale de mascotte, comme pouvaient l’être le chocobo, le slime ou le liévro pour leurs séries respectives. Mais bon, là, c’est du chipotage. Malgré tout ce que notre expérience de joueur peut nous pousser à considérer comme un oubli de taille, personne n’ira nier que le jeu fait preuve d’un classicisme outrancier.
Seulement voilà, si le parti pris est louable, il n’est pas non plus forcément judicieux de récupérer TOUT ce qui caractérise le "old school". J’entends par là que les défauts, éventuellement, ça peut être cool de les filtrer. Alors oui, je sais que l’exigence de level up ne constitue pas un défaut pour tout le monde – et de toute façon j’y reviendrai - mais des donjons linéaires à la FF3 qui donnent l’impression d’avoir été générés aléatoirement, honnêtement, tout jeunot que je suis, je crois qu’on pouvait s’en passer sans que ça n’éreinte trop le charme rétro que Bravely Default véhicule déjà par son univers, ses mécaniques, et même sa localisation. Car oui, comme à la grande époque des injustices vidéoludico-internationales, le passage en Occident ne s’est pas fait sans quelques censures ridicules ni sans modification aléatoire du titre du jeu. Au Japon, c’est Bravely Default : Flying Fairy, et chez nous – vu que nous sommes inaptes à interpréter les initiales du sous-titre comme une référence à Final Fantasy - c’est Bravely Default : Where The Fairy Flies. A ce compte-là, on regretterait presque que le jeu ne nous ait pas également été rendu plus facile, et vendu avec une soluce. Histoire qu’on s’y croie encore plus, ‘voyez.
Enfin bon, je me moque, mais en réalité, ces changements tiennent du détail, et ne justifient pas qu’on crache sur une localisation qui a le mérite de conserver les doublages japonais.
S’il est clair que Bravely Default prétend se démarquer en dépoussiérant des conventions et des stéréotypes vidéoludiques d’un autre âge, il ne se fait pas pour autant avare d’idées nouvelles ni ne néglige les nouvelles technologies. Internet, Street Pass, réalité augmentée, caméra frontale, gyroscope : il serait faux de dire que le jeu n’est pas témoin de son époque. Son utilisation des différents accessoires de la 3DS est assez intense et régulière, et compte de véritables coups de génie comme de fausses bonnes idées. Typiquement, pousser le joueur à laisser sa console en veille pour gagner des trucs au bout d’un certain temps, c’est une mauvaise idée. Déjà parce qu’une 3DS, c’est pas un serveur, et donc que la batterie dérouille à plein, mais surtout parce qu’après, il est proposé de couper court au temps d’attente en échange d’argent bien réel ! On est quand même tout proche, là, des mécaniques de jeu dérivées d’études comportementales et marketing sur les joueurs de WoW et les utilisateurs de Facebook. C’est pas loin d’être ce que le jeu vidéo a engendré de pire, en fait, moralement. Et il a fallu que Bravely Default en hérite, pour notre plus grand malheur.
Enfin, je dis ça, mais les gens sont plutôt contents, hin. Ca crie au génie dans tous les sens, chez les joueurs comme chez les critiques professionnels, et pour tout vous avouer, qu’on encourage ce genre de systèmes pensés pour être addictifs avant d’être funs, moi, ça me file la nausée. C’est dit.
Après, pour le reste, les fonctionnalités de la 3DS sont finement exploitées, et on tient peut-être là l’utilisation de la réalité augmentée la plus intelligente jamais effectuée. Donc oui, globalement, Silicon Studio - c'est le nom de l'équipe de développement - a assuré sa race.
D’ailleurs, dans leur élan, ils ont eu plein d’idées intéressantes pour rendre l’expérience plus agréable. Ça passe évidemment par une interface parfaitement optimisée, mais aussi par un très grand nombre d’éléments paramétrables. Bravely Default, c’est quand même le seul RPG old school que je connaisse qui autorise le joueur à moduler à volonté la fréquence des rencontres aléatoires. Et croyez moi, ça change la vie, de pouvoir faire des longs trajets sans être interrompu toutes les 10 secondes. Vous pouvez aussi modifier la difficulté du jeu à tout moment, si vous le souhaitez, et même choisir de désactiver le gain d’argent et d’XP après les combats. A quoi sert la dernière option ? Aucune idée. Mais voilà, vous pouvez le faire. En revanche, vous ne pouvez pas passer librement du jour à la nuit, alors que ça, ben… c’aurait déjà été plus utile. On a beau sentir une réelle volonté de bien faire, il y a toujours, comme ça, dans ce jeu, des choix assez incompréhensibles et des sortes de micro-imperfections sorties d’on-ne-sait-où. Par exemple, prenez la carte affichée sur l’écran tactile. Que ce soit dans les donjons ou sur la mappemonde, un petit curseur jaune indique notre position, et évidemment, il se déplace en même temps que nous. Pourtant, en ville, pour une raison qui m’échappe totalement, le même curseur ne peut prendre que des positions prédéfinies. Ça n’a rien de dérangeant, on est bien d’accord, mais… bordel, c’est illogique. Pourquoi avoir géré ça différemment ? J’en suis à considérer l’hypothèse d’une référence aux Game & Watch, là, tellement je n’ai pas de réponse valable à cette question. Et de même, pourquoi diable ne pas avoir permis au joueur d’accéder aux options depuis l’écran titre ? A cause de ça, on est obligé de se taper la cinématique d’introduction avec les voix par défaut, c’est-à-dire les voix anglaises. Alors certes, on peut très bien, dans un menu dédié, relancer la cinématique après avoir sélectionné les doublages japonais, mais c’est tout de même complètement con de ne pas pouvoir le faire avant. Qu’on ne vienne pas me dire le contraire !
Voilà typiquement le genre d’erreur grossière dont on dirait que la seule raison d’être est de contrebalancer tous les ajustements géniaux du jeu. Dans un RPG où on peut accélérer les combats, jouer uniquement à la main gauche, et globalement faire exactement ce qu’on a envie de pouvoir faire, c’est quand même dingue de compter autant d’anomalies. Encore heureux qu’elles soient plus intrigantes que dérangeantes.
Toujours très économique dans l’esprit, le RPG-qui-travaille-tout-seul-quand-vous-dormez (…-et-qui-démolit-votre-batterie-au-passage) vous propose aussi, pendant les combats, de prendre des actions à crédit. Avec "Brave", vous consommez en avance l’action du prochain tour, et avec "Default", vous reportez votre droit d’agir à plus tard. Le prêt et le dépôt, en somme, mais avec des tours d’action. Le système est pour le moins étrange, et on en mesure difficilement le potentiel au début. Pourtant, le fait est qu’il cache une profondeur vraiment impressionnante. En quelques heures de pratique seulement, on comprend à quel point ce concept bête comme chou est génial et ouvre de nouvelles perspectives tactiques. En ce sens, il s'agit indiscutablement d'une réussite. Toutefois, veillons à ne pas grossir le trait : remplacer ainsi les rouages d’une mécanique qui a fait ses preuves et qu’on emploie depuis des années, c’est jouer avec le feu. Et sur un tel coup d’essai, il fallait évidemment s’attendre à des problèmes d’équilibrage. Ainsi, bien que le système de combat de Bravely Default s’avère relativement solide, il reste – et c’est NORMAL - encore perfectible.
Les phases de level up, notamment – j’avais dit que j’y reviendrai – deviennent, par voie de conséquences, tendues en plus d’être ennuyeuses. J’entends par là que des ennemis de niveaux inférieurs au vôtre peuvent subitement vous mener au Game Over, alors que vous étiez là, tranquilles, en train de casser du monstre par paquets de 4. Autrement dit, des fois, j’ai eu l’impression de gagner de l’XP en jouant à Quitte ou Double. Un Quitte ou Double statistiquement à mon avantage, bien sûr, mais tout de même unilatéral, et donc totalement inadapté au concept même de rencontres aléatoires. Franchement, à part abandonner les niveaux et les points d’expérience, pour ne plus axer la progression que sur l’acquisition de nouveaux jobs et de nouvelles compétences, je vois mal comment régler ce qui – n’en déplaise à certains – est définitivement un problème de Game Design.
Après, soyons clair : je vous fais remarquer tout ça par souci d’honnêteté, mais il ne s’agit en aucun cas d’un reproche adressé aux développeurs. Au contraire, je les applaudis pour avoir pris le risque de bouleverser le monde du tour par tour, et pour avoir réussi, malgré tout, à créer un système de jeu qui tient la route. Au bout d’un moment, les tripes, ça se respecte.
Ce que les combats de Bravely Default ont de cool, aussi, c’est qu’ils conservent – et même révèlent - tout leur intérêt à haut niveau. En effet, contrairement à pas mal de titres du même genre, le niveau 99 n’est pas l’assurance de victoires faciles. Bien au contraire. Ici, les facteurs de victoire décisifs sont plutôt à chercher du côté de la tactique, des jobs et des compétences. Car ce qui compte réellement, en fin de jeu, quand le level-up n’est plus possible, c’est votre aptitude à développer une équipe cohérente et des stratégies efficaces. En cela, la grande liberté offerte par le système de jobs de Bravely Default est extrêmement appréciable. Pour rappel, un système de jobs – ou de classes, en bon français – c’est un système qui vous permet, avec plus ou moins de liberté, de choisir si votre personnage va être un magicien, un voleur, un marchand, un moine, etc… Donc en gros, c’est de la customisation des capacités de vos personnages. En l’occurrence, il y a, sans exagérer, de quoi passer des dizaines d’heures à chercher les meilleures combinaisons possibles, et le jeu fait tout pour vous y encourager. Le challenge est suffisamment épicé pour vous enjoindre à repenser régulièrement la composition de votre équipe, et vous avez à disposition tout plein de bosses optionnels sur lesquels tester vos différentes stratégies. Nan, là-dessus, ‘faut avouer, le jeu est assez irréprochable.
Cela dit, la médaille a un revers : à côté du reste, le début et le milieu de jeu font vraiment pâle figure. On y est tactiquement beaucoup plus limité, et c’est le niveau qui détermine la difficulté des affrontements. Autrement dit, c’est le moment du jeu où on se gave d’XP pour survivre, et où on apprend à se servir des jobs au fur et à mesure qu’on les débloque. Or, dans ce contexte – au risque de radoter et de devenir lourd – virer le level up et toutes les notions associées n’aurait sans doute pas été un mal. Surtout qu'avec tout ce que le titre a osé chambouler, on n’était franchement pas à ça près…
Si on résume, je vous ai quand même décrit un jeu qui va à contre-courant par son classicisme, qui prend des risques en osant innover, et qui le fait tantôt bien, tantôt mal, tantôt trop, tantôt pas assez. Donc oui, c'est plutôt tordu, mais il n'empêche que c’est exactement comme ça que je perçois Bravely Default. Pour moi, ce jeu, c’est l’ambigüité même. Et du coup, ça ne m’étonne pas de voir d’énormes disparités dans les avis des joueurs sur Internet. Il y a vraiment ceux qui aiment, et ceux qui n’aiment pas.
Les premiers vont vous balancer à la gueule tous les arguments positifs que j’ai déjà pu évoquer, puis rajouter, éventuellement, que graphiquement et musicalement, le jeu déboîte. Les seconds, quant à eux, ne vont PAS vous ressortir tout ce sur quoi j’ai craché, mais vont pester, premièrement, sur le scénario - en vous spoilant allégrement au passage - et deuxièmement, sur la composante exploration du titre. Deux coups de gueule tellement récurrents, sur la toile, que je suis obligé de vous en parler.
Alors déjà, sachez que j'approuve complètement le deuxième coup de gueule : Bravely Default n’offre absolument pas matière à explorer. C’est l’antithèse de Xenoblade Chronicles, si vous voulez. Les donjons sont des enchaînements de couloirs, d’embranchements, de culs de sac et d’étages sans queue ni tête, tandis que les villes sont – à peu de choses près - des écrans fixes avec trois PNJ qui se courent après. Or, je sais pas vous, mais moi, quand on me parle de J-RPG, je m’attends à visiter des ruines antiques piégées, à me perdre dans des forêts magiques, et à entrer dans les propriétés privées des gens pour voler le contenu de leurs coffres. Sauf que là, il n’y a RIEN de tout ça. Même pour mener à bien les quêtes annexes – dont on pourrait penser qu’elles nécessitent un peu de recherche et d’esprit d’initiative - il suffit de suivre des indications et de se rendre aux lieux que le jeu donne explicitement. Et que ce soit dû à un manque d’argent, de temps ou de motivation, au fond je m’en tamponne : l’expérience manquait cruellement d’exploration, et pour un J-RPG où on est amené à faire le tour du monde, c’est inexcusable. Point.
Et le plus dingue, là-dedans, c’est que les critiques "professionnels" (jeuxvideo.com, jeuxvideo.fr, gamekult, gameblog…) n’ont pas cru pertinent de le signaler ! Comme si ça allait de soi ou que c’était anodin ! Or, je veux bien qu’ils aient tous l’œil qui brille parce que c’est un old school, mais on ne peut pas se revendiquer un tant soit peu objectif – et encore moins professionnel - si on ne pointe du doigt le manque le plus colossal du jeu. Ça s’appelle du mensonge par omission sinon, et quand on est journaliste, c’est pas très jojo.
Maintenant que le coup de gueule est passé, abordons un autre sujet délicat : le scénario.
Pour des raisons que je tairai, beaucoup de joueurs pestent contre l’histoire du jeu, la façon dont elle est narrée, et l’expérience qu’elle nous offre. Et la question n’est pas de savoir s’ils ont raison ou tort – de toute façon, ils ont probablement tort ET raison – mais plutôt de savoir si vous allez réagir comme eux face à l’aventure qui vous est proposée. Personnellement, j’ai très bien vécu le scénario de Bravely Default, au point d’en être presque admiratif. Mais voilà, je comprends aussi que ce ne soit pas le cas de tout le monde. Non seulement le scénar’ est sujet à interprétation et réclame de ne pas être lu au premier degré, mais en plus, il joue avec les nerfs et la patience du joueur. Donc finalement, le problème, de mon point de vue... c’est que c’est bien fait. C'est tellement bien fait que beaucoup de joueurs ont craqué. C’est là tout le paradoxe d’une histoire passionnante justement parce que sa chiantitude, ses gros sabots et sa naïveté sont parfaitement maîtrisées : il est difficile de faire la part des choses entre ce qui est volontaire et ce qui ne l'est pas. Certes, beaucoup d’indices me laissent penser que le scénar’ est faussement mauvais, et donc génial, mais voilà, je me plante peut-être. Pour le coup, c’est vraiment une question de ressenti.
Dans tous les cas, un goût prononcé pour les jeux qui ne vous ménagent pas est requis pour apprécier Bravely Default. Je n’en dirai pas plus pour ne pas spoiler, mais a priori, si vous attendez d’un jeu qu’il ne cherche jamais à vous contrarier ou à vous pousser à bout, vous n’allez pas apprécier ce titre.
Et donc Bravely Default est excellent... mais pour un public précis.
Il faut en effet lui concéder pas mal de petits défauts et adhérer à beaucoup de partis pris pour l'apprécier à sa juste valeur. Ceci dit, entre sa direction artistique et son système de combat, il a aussi beaucoup d’arguments de poids pour convaincre et aider à passer outre tous ces petits problèmes. Ainsi, s’il y a bien une chose à retenir de ce jeu, c’est sans doute que rien n’y est tout noir ou tout blanc. C’est là le résultat logique d’un studio de développement qui a su faire preuve d’énormément d’audace, et franchement, rien que pour ça : chapeau !
"There is, through the art of game design, some kind of observation about that universe that is not accessible in the same way from other media. If I can get that, then I don't even care about the game mechanic. If I can do that in a first-person shooter that looks exactly like Doom 3 then I would do it."